La réflexion se compose de 3 volets. Cet article en est le premier volet, avec la volonté non voilée de vous tenir en haleine pour la lecture de la suite :
- Volet 1 : le constat
- Volet 2 : les nouveaux enjeux
- Volet 3 : la boite à outils de l’architecte d’entreprise
De quoi parlons-nous ?
Pour éviter toute confusion, commençons par une classique clarification des deux concepts évoqués dans cet article : Architecture d’Entreprise (AE) et Agilité dans le contexte de la transformation du système d’information de l’entreprise.
L’Architecture d’Entreprise
Wikipédia propose la très sobre définition suivante : « L’architecture d’entreprise est une vision systémique de l’entreprise sous forme de composants ». Les deux mots essentiels sont « systémique » et « composants ». L’entreprise est un tout (vision systémique) composé d’éléments aux interactions fortes.
Cela sous-entend qu’étudier un élément hors du tout n’a pas de sens. Nous voyons une analogie avec la médecine chinoise qui considère le corps dans son ensemble et la médecine occidentale des spécialistes au titre suffixé par « logue » (cardiologue, dermatologue, pneumologue, podologue…) et soucieux de leur seul domaine d’expertise.
Le CIGREF indique que l’AE est un « cadre global de coopération pour les acteurs de l’entreprise ».
D’autres définitions sont beaucoup plus verbeuses. La fusion des mots clés essentiels donne la formule : « L’Architecture d’Entreprise est un cadre global de coopération fournissant une vision systémique à long terme et des capacités de transformation ».
Les origines de l’AE sont en France l’urbanisation du SI à partir des années 70s et 80s. Aux États-Unis, le Framework de Zachman pose une première construction composite. La démarche la plus couramment associée à l’AE aujourd’hui est « The Open Group Architecture Framework » (TOGAF) porté par l’Open Group, avec son « Architecture Development Method » (ADM).
Deux façons d’envisager l’Agilité
Le terme Agilité recouvre en fait deux aspects très différents : d’une part l’agilité de l’organisation et des projets et d’autre part l’agilité du Système d’Information (SI) que certains nomment flexibilité pour lever l’ambiguïté.
L’agilité « à l’échelle » de l’organisation
Le management, les rôles, les instances de décision et le cycle des projets de transformation sont une première perspective dans laquelle penser l’agilité au niveau de nombreuses équipes (à l’échelle). Les cadres emblématiques en rupture du traditionnel cycle en V et du management hiérarchique sont le modèle organisationnel de Spotify, Scrum, DevOps et SAFe.
Les articles sont nombreux sur ces sujets que nous ne détaillerons pas ici.
L’agilité du SI
Le second versant de l’agilité est celui du Système d’Information. Le SI agile (ou flexible) est capable de rapides évolutions pour répondre aux nouveaux besoins métier et profiter des avancées technologiques. Ses coûts de construction et d’exploitation sont de mieux en mieux maîtrisés.
Plus précisément, l’agilité du SI se traduit par un retour d’investissement rapide et quantifiable, par une mise en service accélérée des nouvelles fonctionnalités (l’expression « Time To Market » n’a pas de traduction française concise) et par la réduction de la dette technique.
Un triptyque gagnant vers une approche produit/service cohérente
L’architecture d’entreprise et les deux agilités évoquées précédemment forment un triptyque dont la vocation est de faciliter la transformation du système d’information de l’entreprise.
Les agilités permettent de construire des produits ou des services qui portent chacun les enjeux de valeur métier, d’intégration continue, d’interopérabilité et de maîtrise des coûts.
L’architecture d’entreprise fournit quant à elle le cadre global cohérent.
Les méthodes agiles se développent vite dans de nombreux secteurs, avec des acteurs français pionniers comme AXA, EDF et Pôle Emploi. Elles bénéficient d’un effet de mode et d’une grande ferveur. Pour autant, elles ne remplacent pas l’architecture d’entreprise. Réfléchir la transformation dans son ensemble avant de faire est nécessaire. Construire des systèmes complexes sans vision systémique revient à construire une constellation de systèmes hétérogènes.
Nous envisageons donc une combinaison « AE + Agilité Organisationnelle + Agilité du SI » passionnante.
Où cela coince ?
Tout cela semble merveilleux. Or, les programmes de transformation subissent toujours des dysfonctionnements importants. Le taux d’échec des projets informatiques reste alarmant (plus de 80% selon le Standish Group Chaos Report de 2015 et sans variation significative depuis).
Voyons les causes possibles conduisant à cet amer constat.
L’absence de sponsors stratégiques
Les directions (générale, métiers, SI) devraient être systématiquement sponsors des démarches d’entreprise. Sans cet appui, les équipes tactiques (les architectes) et opérationnelles (les chefs de projet) sont seules devant une responsabilité intenable.
Si une direction générale, pour rassurer les actionnaires, revisite arbitrairement la matière d’architecture et de projets, alors elle crée une distorsion. Elle met, par la même occasion, architectes et chefs de projet en porte-à-faux quant à leurs prérogatives et responsabilités. Par exemple, taire un risque, une alerte ou une déviation pour obtenir l’accord de commanditaires expose les tacticiens à rendre compte tardivement d’un potentiel échec qu’ils avaient pourtant identifié.
Nous attendons des sponsors qu’ils appuient et défendent les convictions des experts.
Une déclinaison floue de la stratégie
Vouloir tout vite (TTM), par cher (OPEX et CAPEX) et avec une forte valeur métier (ROI) est une utopie.
De façon vertueuse, la tactique consiste en la recherche d’un chemin vers la cible, avec priorisation d’objectifs intermédiaires. Un trop grand écart entre les principes directeurs et les objectifs opérationnels exprimés est problématique. Le défaut de vision tactique réconciliant stratégie et terrain est le révélateur d’un management qui n’assume pas son rôle de facilitateur. Si la stratégie n’est pas éclairée d’une feuille de route limpide et cohérente, alors les chantiers sont dans l’impasse.
En outre, des investissements amont sont souvent requis pour faire évoluer les mentalités et l’outillage (formations, coaching, ateliers collaboratifs, wiki, forum de discussion, conteneur de référentiel…). Exiger des gains rapides sur ces aspects n’est pas raisonnable. Les bénéfices sont indirects et infusent lentement dans l’entreprise, avec au début des primo-adoptants moins nombreux que les récalcitrants. Nous avons besoin des qualités de visionnaire de la direction générale pour rendre possible le succès.
Les altérations individuelles
Vous avez sans doute déjà rencontré des personnes qui réagissent mal à de nouvelles orientations en raison de l’impact sur leur zone d’influence. Elles sont tentées de neutraliser les effets pour prolonger les modalités historiques dans lesquelles elles sont à l’aise. De même, l’audace de certaines ambitions stratégiques peut provoquer de la frilosité et freiner l’engagement. Il est des managements hiérarchiques qui ankylosent l’action au lieu de la promouvoir.
Ces comportements faussent le discours officiel et entrent en collision avec les enjeux collectifs. Les directives se floutent et se contredisent.
Des altérations de ce type génèrent des tensions irréconciliables et mettent les opérationnels et les architectes dans une situation stressante de blocage, avec impossibilité de répondre aux attentes antagonistes. Cette schizophrénie produit un mal-être croissant et des démissions nombreuses. Le savoir-faire se dilue alors petit à petit.
La tour d’ivoire
Une autre source de difficultés est le ressenti vis-à-vis de la posture d’architecte. Les architectes d’entreprise (et par extension les architectes fonctionnels, solutions et techniques) sont souvent perçus comme isolés dans leur tour d’ivoire, déconnectés du terrain et des projets, intervenant en police du respect des dogmes.
Nous observons ce ressenti dans de nombreuses entreprises. Cela peut révéler un état d’esprit inadapté. Une origine de cette perception est l’attitude de certaines architectes à éviter l’implication opérationnelle, par manque d’appétence ou pour préserver une vision tactique que l’immersion terrain empêche. Une autre origine est la production de schémas d’architecture que les opérationnels trouvent trop abstraite. Même pour les plus pragmatiques d’entre nous, les oreilles sifflent sous les sobriquets de faiseurs de représentations conceptuelles et stériles.
Le dévoiement des cycles agiles
Isolément, des équipes agiles parviennent à réaliser des produits en intégration continue. La difficulté est dans la coordination pour œuvrer en synergie sans couture et sans redondances ni lacunes fonctionnelles.
Parfois, l’agilité des projets est fautivement interprétée comme l’occasion de faire l’impasse sur les dossiers de spécifications ou la possibilité de réorienter à l’envie l’expression de besoins. Les sprints et les kanbans n’affranchissent pas les équipes de consolider un référentiel d’exigences cohérent sans hypertrophie du besoin à couvrir en un cycle.
Le renoncement à coopérer
Les individus, devant tant de difficultés, ont le réflexe naturel de se recentrer sur un petit périmètre d’expertise, où la réputation d’excellence est aisée à entretenir. Ils se détournent de la coopération transversale qui expose trop à la sanction et nécessite une harmonisation avec donc un degré de renoncement. Il est rassurant de travailler son héroïsme local. Or une population de héros individualistes ne fait pas une entreprise prospère insufflant l’enthousiasme.
Le faible alignement du SI sur le métier d’aujourd’hui
Les entreprises aux programmes de transformation ambitieux ont déjà vécu plusieurs périodes de renouveaux. Le terme « nouveau » qualifie d’ailleurs souvent des générations d’applications déjà obsolètes. Chaque ère technologique est venue déposer une strate supplémentaire à la géologie informatique. En effet, aucune (r)évolution technique ne remplace ses prédécesseurs. Elle vient en surcouche, sans « décommissionnement » des composants anciens.
Ainsi, l’élégance, la cohérence et l’urbanisme sont faciles pour les systèmes d’information des entreprises jeunes. Pour les entreprises dotées d’un (glorieux) passé, le SI a souvent évolué en une « usine gaz », dont la logique initiale est connue des rares collaborateurs à la chevelure blanchie. Ce savoir se désagrège petit à petit, jusqu’à devenir tellement inconsistant qu’il est nécessaire de mener des opérations laborieuses de rétro-ingénierie, pour repérer en particulier les règles métier.
Le « pourquoi on fait les choses » se perd au bénéfice de la préservation du « comment on fait les choses », alors que le métier évolue sans cesse. Ainsi, le SI se désaligne inexorablement du métier. La dette technique a une fâcheuse tendance à s’alourdir régulièrement sans la discipline de l’urbanisation du SI, portée bien sûr par les urbanistes, mais aussi par les architectes d’entreprise (qui sont fréquemment les mêmes en raison de la proximité des compétences et de leur rareté).
L’expérience utilisateur (UX)
Avec l’énorme souffle de la digitalisation, les équipes informatiques agiles se dotent de compétences UX et impliquent le métier dans la conception des parcours utilisateur (pour la couche « front-end » du SI).
Mais, si le vernis de surface ne s’imprègne pas du cœur du SI, c’est-à-dire la structure des données, alors l’alignement sur les enjeux métier est superficiel. Les objets métier sont l’ossature fondamentale du SI. En outre, ils sont les composants les plus pérennes. Il est donc très dommage de ne pas les considérer comme la clé de voute de l’édifice Système d’Information.
C’est pourquoi, l’embarquement du métier dans les projets SI ne peut pas se limiter à la co-construction des interfaces homme-machine (IHM). Il doit absolument traiter des objets métier (voir l’article « Les objets métier au cœur des processus – la boussole du projet de transformation »). Ces derniers permettent l’identification des zones fonctionnelles, des processus et des produits. C’est juste essentiel et souvent oublié !
En résumé
La vision systémique se concrétise insuffisamment aujourd’hui, par manque d’appui, de gouvernance, de maturité culturelle et de coopération.
L’Architecture d’Entreprise est décriée pour sa difficulté à compenser les écueils énoncés précédemment. Elle semble dépassée par les méthodes agiles qui la mettent de côté, comme si elle était devenue inutile ou incompatible.
C’est trop attendre d’une discipline particulière parmi d’autres. Il est injuste de lui imputer les échecs collectifs et de stigmatiser ses représentants (les architectes d’entreprise), comme étant déconnectés.
Notre conviction au contraire est que AE et Agilités se complètent parfaitement.
À suivre, le volet 2 de cet article portant sur « les nouveaux enjeux ».
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